LE PÈLERIN
CHAPITRE 13
SEMAINE 4 – SAMEDI
Pèlerins à la Foire de la Vanité (4)
Chrétien et Espérance rencontrent Intérêt-Propre
Chrétien – Ne serait-ce pas indiscret de demander qui sont ces parents à vous ?
Intérêt-Propre – Ce sont presque tous les habitants de la ville, mais principalement monsieur Retourne-sa-cape, monsieur Contemporisateur [complice], et monsieur Bonnes-Paroles, dont les ancêtres ont donné leur nom à la ville, les messieurs Câlin, Double-Face, N’importe-Qui, le pire de la paroisse, et monsieur Double-Langue, qui était frère de ma mère du côté paternel, car, pour dire toute la vérité, je suis un gentilhomme [noble] de très bonne lignée, malgré que mon grand-père n’était qu’un batelier qui regardait d’un côté et pagayait de l’autre, métier avec lequel j’ai acquis presque toute ma fortune.
Chrétien – Êtes-vous marié ?
Intérêt-Propre – Oui. Ma femme est une dame très vertueuse, fille d’une dame tout aussi vertueuse, madame Imposture [fraude] ; elle appartient donc à une famille très respectable, ayant atteint un degré si élevé d’éducation raffinée qu’elle sait parfaitement comment vivre avec un prince ou un villageois.
Il est vrai que nous divergeons un peu des autres personnes sur nos opinions religieuses, mais seulement sur deux petits points :
-
Nous ne nous opposons jamais au vent ni à la marée ;
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Nous sommes plus zélés pour la religion quand elle se présente à nous chaussée de souliers d’argent ; et nous aimons beaucoup l’accompagner en public, à la lumière du jour, quand tout le monde la voit et l’applaudit.
Chrétien se tourna vers son compagnon Espérance et lui dit à voix basse :
– Si je ne me trompe, ce personnage est un certain Intérêt-Propre, originaire de Bonnes-Paroles. Si c’est ainsi, nous avons en notre compagnie le filou le plus accompli de ces environs.
– Il n’a certainement pas honte de le reconnaître – répondit Espérance.
Chrétien s’approcha de nouveau et lui dit :
– Monsieur, vous parlez comme un grand connaisseur du monde, et, si je ne me trompe, il me semble que je devine qui vous êtes. Ne vous appelez-vous pas Monsieur Intérêt-Propre, de Bonnes-Paroles ?
Intérêt-Propre – Non, monsieur, ce n’est pas mon nom, bien que quelques personnes m’appellent ainsi, et, bien que je me résigne à l’accepter comme une insulte, à l’exemple d’hommes non moins respectables qui l’ont fait avant moi.
Chrétien – Et quelle raison avez-vous donnée pour qu’on vous donne ce surnom ?
Intérêt-Propre – Aucune, absolument ; et je ne peux l’attribuer qu’au fait d’avoir toujours eu la chance d’être d’accord avec les opinions du temps présent, quelles qu’elles soient, avec lesquelles je me suis parfaitement entendu. Je considère cela comme une grande bénédiction, et je ne trouve pas juste qu’une demi-douzaine de malintentionnés me critiquent.
Chrétien – Eh bien, j’avais déjà conjecturé que c’était ce personnage dont j’avais entendu parler, et je crains beaucoup que ce surnom lui convienne mieux et avec plus de justice que vous et moi ne le supposons.
Intérêt-Propre – Je n’ai rien à dire contre cette opinion : vous verrez cependant que je suis un compagnon décent, si vous me permettez de continuer à vous accompagner.
Chrétien – Si vous voulez nous accompagner, vous devrez ramer contre le vent et la marée, ce qui, à ce que je vois, n’est pas dans votre credo. Vous devrez reconnaître la religion autant dans ses habits de fête [vêtements fins] que dans ses haillons [guenilles], et l’accompagner autant quand elle souffre des persécutions que lorsqu’elle se promène dans les rues sous les applaudissements généraux.
Intérêt-Propre – Ne cherchez pas à vous imposer ni à me subjuguer pour vous approprier ma foi ; laissez-moi la liberté d’agir comme je le veux, et sous cette unique condition, je vous accompagnerai.
Chrétien – Pas un pas de plus ! Si vous ne vous conformez pas à ce que nous faisons, laissez-nous.
Intérêt-Propre – Je n’ai jamais renié mes principes, par ailleurs innocents et profitables. Si vous ne consentez pas que je vous accompagne, je ferai comme avant de vous trouver : j’irai seul jusqu’à trouver quelqu’un qui aime ma compagnie.
Je vis alors, dans mon rêve, que Chrétien et Espérance l’abandonnaient, tous deux se tenant à une certaine distance devant lui. L’un d’eux, regardant en arrière, vit trois hommes qui suivirent Intérêt-Propre, lequel les salua respectueusement lorsqu’ils s’approchèrent, recevant en retour des salutations affectueuses. Ces trois nouveaux venus étaient messieurs Attachement-au-Monde, Amour-de-l’Argent et Avarice, anciens connaissances d’Intérêt-Propre, qui, avec eux, fréquentaient l’école de monsieur Cupidité, dans la ville d’Amour-du-Gain.
Ce sage professeur leur avait enseigné l’art d’acquérir, tant par la violence, la fraude, l’adulation et le mensonge, que sous le prétexte de la religion, et tous les quatre avaient profité des leçons, à tel point que chacun d’eux pouvait assumer la charge de diriger l’école.
Après s’être salués mutuellement, comme je l’ai dit, Amour-de-l’Argent demanda à Intérêt-Propre qui étaient ceux qui marchaient devant, car il apercevait encore de loin Chrétien et Espérance.
Intérêt-Propre – Ce sont deux habitants d’un pays lointain, qui vont en pèlerinage à leur manière.
Amour-de-l’Argent – Quel dommage qu’ils ne soient pas restés un peu plus longtemps, pour que nous puissions jouir de leur bonne compagnie, car nous sommes tous pèlerins !
Interêt-Propre – C’est vrai ; mais ceux-là sont si rigides, aiment tant leurs idées, et ont si peu de considération pour celles des autres, que, aussi pieux soient-ils, personne ne leur plaît s’il ne pense pas comme eux, et ils s’éloignent vite de leur compagnie.
Avarice – C’est mal ; mais il y a beaucoup d’exemples de personnes trop justes, dont la rigidité les fait juger et condamner tout le monde, sauf eux-mêmes. Quels étaient donc les points où leurs opinions divergeaient ?
Interêt-Propre – Ils affirment, dans leur inflexibilité, qu’ils doivent poursuivre leur chemin avec tous les autres, tandis que moi je veux attendre le vent et la marée ; ils n’hésitent pas à tout risquer pour Dieu, et je désire profiter de toutes les occasions pour assurer la mienne et mes biens ; ils s’efforcent de soutenir leurs idées, même si elles sont en opposition avec tout le monde, et je suis les préceptes de la religion tant et aussi longtemps que les temps et ma propre sécurité le permettent ; ils estiment la religion, même pauvre et malheureuse, je l’estime lorsqu’elle se pavane dans le faste et sous les applaudissements.
Attachement-au-Monde – Vous avez bien raison. Pour ma part, je trouve très sot celui qui, pouvant garder ce qu’il a, est si bête qu’il le laisse perdre. Soyons sages comme les serpents et moissonnons l’herbe à son temps. L’abeille reste immobile pendant l’hiver, et n’apparaît que lorsqu’elle peut réunir l’avantage avec le plaisir.
Dieu envoie le soleil et la pluie, alternativement. S’ils veulent marcher sous la pluie, laissons-les, et marchons nous-mêmes par beau temps. Pour ma part, je préfère la religion compatible avec la possession et avec les dons de Dieu. Car si Dieu nous a donné les bonnes choses de la vie, qui serait assez déraisonnable pour imaginer que le Seigneur ne veut pas que nous les gardions et conservions à cause de lui ?
Abraham et Salomon ont enrichi dans leur religion. Job nous dit que l’homme bon amassera de l’or comme la poussière. Mais, certes, ce serait avec ceux qui vont là-bas devant, s’ils sont effectivement comme vous dites.
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